Esprits noirs, saints blancs

Richard C. Jankowsky

Le stambēlī est à la fois une musique et un culte thérapeutique par la transe, implanté en Tunisie par des esclaves et d’autres migrants subsahariens qui traversèrent le désert en emportant avec eux leurs traditions musicales et spirituelles. Il prend ses racines dans des pratiques de possession rituelle que l’on retrouve chez les Hausa, les Kanuri, les Songhay et d’autres peuples d’Afrique Noire. Une fois fixés en Tunisie, les esclaves et leurs descendants adaptèrent ces systèmes à leur nouvel environnement islamique, tissant ainsi un panthéon très élaboré, peuplé à la fois d’esprits d’Afrique Noire et de saints musulmans d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. On pense que le mot « stambēlī » est dérivé de « sambeli », utilisé pour désigner certaines pratiques musicales et cultes de possession parmi les Songhay et les Hausa.

Les principaux instruments de musique du stambēlī sont le gumbrī (un luth à trois cordes) et les shqāshiq (crotales en fer). Lors de la première partie de certaines cérémonies, ou pendant les processions de rue, la tabla (un tambour à deux faces) remplace le gumbrī comme instrument principal. Le gumbrī est l’instrument qui « parle » aux esprits. Sa sonorité si caractéristique provient d’une superposition de trois sons : le pincement des cordes, les battements sur sa caisse de résonance en forme de tambour, et la vibration d’un résonateur en métal (shaqshaqa) sur lequel sont fixés des anneaux de fer et que l’on glisse entre les cordes. On retrouve ce genre de luth à cordes pincées et à manche long un peu partout en Afrique de l’Ouest, notamment dans la région du lac Tchad, principale région d’origine des esclaves de Tunisie. La construction et la technique de jeu du molo hausa sont par exemple très similaires à celles du gumbrī. Le joueur de gumbrī (appelé yenna) est le chef du groupe. Il est accompagné par plusieurs joueurs de shqāshiq qui jouent de manière répétitive des cycles rythmiques courts et denses de trois, quatre ou cinq temps.

Stambeli, Carte postale ancienne, 'Die Tunesen', Marquardt’s afrikan. Schaustellung, 1904

Carte postale ancienne, "Die Tunesen", Marquardt’s afrikan. Schaustellung, 1904

Stambeli, musicien jouant des shqasheq

Dans le stambēlī, la musique sert de catalyseur lors du processus de guérison. Sa fonction rituelle est d’attirer les esprits pour qu’ils se manifestent à travers la possession ritualisée d’un « hôte ». L’esprit ayant pris possession de son hôte, la musique continue pour le plaisir de l’esprit. Il sera ainsi satisfait de cette rare opportunité d’expérimenter la nature humaine et, dans la plupart des cas, finira par laisser son hôte en paix pour le restant de l’année. dans ce cas il s’agit d’une « cure » réussie. Puisque le but est d’amadouer l’esprit qui a intégré le corps de son hôte, il ne s’agit pas d’exorcisme mais plutôt de l’inverse — ce que certains chercheurs appellent « adorcisme » —. La transe dansée constitue une offrande récurrente à l’esprit. Il faut souligner qu’une cérémonie de stambēlī n’a pas pour objectif une guérison définitive. Elle fournit plutôt le moyen de gérer la relation entre un être humain souffrant et un esprit ou un saint qui peut se montrer parfois pernicieux.

En plus des musiciens, l’‘arīfa (guérisseuse, lit. « celle qui sait ») joue un rôle de médiation important entre les humains et le monde des esprits. L’‘arīfa établit un diagnostique sur les malades, devine quel esprit ou saint doit être apaisé et accompagne les patients pendant la transe. L’‘arīfa a également la faculté d’être possédée par n’importe quel membre du panthéon et lorsque les esprits « parlent », ils le font à travers elle. La substance du stambēlī, ses caractéristiques linguistiques et son esthétique — comme par exemple, l’utilisation d’instruments de musique non tunisiens, ses modes pentatoniques, ses formes cycliques, ses timbres métalliques si particuliers et l’accumulation de textures très denses —, font du stambēlī un élément totalement « à part » au sein de la société tunisienne. Les musiciens arabes tunisiens et les musiciens de stambēlī eux-mêmes le décrivent comme sūdānī (« soudanais », c’est à dire « noir africain ») et ‘ajmī (« non arabe »), des termes très valorisants dans le monde du stambēlī, mais qui prennent une connotation souvent péjorative en dehors de la communauté.

Stambeli

Bien que beaucoup de malades, de guérisseurs ainsi que certains musiciens issus du milieu stambēlī soient arabes tunisiens de souche (c’est à dire  « blancs »), le stambēlī reste encore considéré par beaucoup de Tunisiens comme une tradition musicale mystérieuse et « exotique ». Mais pour celles et ceux dont le bien-être — qu’il soit physique, psychologique, social ou spirituel —, est assujetti à l'apaisement régulier de certains esprits à travers des transes ritualisées, le stambēlī garde une fonction thérapeutique très importante.
De plus, le stambēlī permet de préserver l’histoire souvent ignorée de l’esclavage et de l’asservissement en Tunisie. Il démontre aussi comment les traditions culturelles de la communauté des esclaves noirs, si riches et si « modulables », ont su créer un remarquable espace d’inclusion, dans lequel Noirs africains et Nord-africains convergent sur les plans humains et spirituels.

Un rituel de stambēlī consiste en l’invocation d’un certain nombre de saints et d’esprits, chacun possédant une mélodie propre et caractéristique appelée nūba (lit. le « tour [de quelqu’un] »). Ces nūba(s), sont à leur tour organisées en « chaînes » ou suites. Il existe une longue « chaîne » pour les saints et plusieurs « chaînes » plus courtes pour les différentes familles d’esprits. Les saints (awliyā‘; lit. « [ceux] proches [de dieu] ») représentent la partie « blanche » du panthéon. Elle comprend des saints reconnus à travers l’ensemble du monde musulman ou de manère plus locale, le Prophète Mohammed ainsi que Bilāl (un ancien esclave et compagnon du Prophète qui devint le premier muadhdhin de l’islam — celui qui appelle à la prière).

Stambeli
Stambeli, Carte postale ancienne, 'Tunis, musiciens arabes', vers 1900

Carte postale ancienne, "Tunis, musiciens arabes", vers 1900

Les esprits (Salhīn, lit. « ceux qui sont bénis ») représentent la partie « noire » du panthéon. Les Tunisiens les confondent souvent avec les jinn (des esprits reconnus par le Coran) mais ces derniers n’ont rien à voir avec le stambēlī. Les instructions données à un patient qui entame un processus de guérison sont un exemple révélateur de l’importance accordée à la distinction entre les esprits du stambēlī et les jinn. Alors que les musulmans prononcent souvent le mot bismillah (« au nom de dieu ») pour se protéger des jinn dans une situation transitoire (en entrant dans une pièce ou en allumant un feu ou de l’encens), il est recommandé aux patients du stambēlī de ne pas prononcer le mot bismillah avant d’allumer l’encens destiné aux esprits pour éviter qu’ils ne soient froissés d’être confondus avec les jinn. Alors que les jinn sont des êtres anonymes originaires du Moyen-Orient, les esprits du stambēlī ont tous un nom, une identité spécifique et sont originaires d’Afrique noire. On considère, en effet, qu’ils ressemblent aux êtres humains sous bien des aspects. Chacun possède sa propre personnalité avec certains penchants, désirs ou travers. Ils ont sont sexués, ont des conjoints et une progéniture. Tous les esprits sont « croyants ». Alors que la plupart sont identifiés comme étant musulmans, certains d’entre eux sont décrits comme étant chrétiens.

Le stambēlī est à la fois le produit de la rencontre historique entre Noirs africains et Nord-Africains et le commentaire de cette rencontre. La composition du panthéon du stambēlī et la manière dont il est perçu par ses pratiquants démontrent que, dans son ensemble, la « fonction » culturelle du stambēlī est de tisser des connections entre ces deux Afriques plutôt que de chercher à les dissocier.

Stambeli